Nuit
chaotique. Quintessence de l'effroi. Les chemins obscurs enveloppés de brumes.
Les chênes, la chair à vif dont la nudité sombre s'habille, de la lumière grelottante
de la lampe à huile. Son souffle gelé cogne à son oreille comme le glas. Ces
bottes laissent des trous de glace fondus et d'eau stagnante sur le sol.
Arrivée en haut de la colline, l'homme arrête sa course à quelques mètres d'un
petit corps de ferme. Aucun bruit ne vient transgresser le sommeil paisible de
la petite maisonnée, hormis l’entêtant cantique du vent entre les branches. Il
reste debout un moment, tendu et fébrile comme s’il attendait quelque chose. Il
attend longtemps aux aguets dans le froid de l’hiver, les doigts agrippés sur
un petit pistolet. Soudain, il regarde ses bottes mouillées, ses mains bleues
et ses jambes tremblantes. Un petit rire le prend qui laisse échapper quelques
fou rire en grappes. Il retourne sur ses pas, sa voix cahotante le suivant dans
le bois.
Le 2 Aout 1932
A Bordeaux
Cher neveu,
Ma santé
tendant à se décliner, je prends la plume pour épancher mon cœur. La
culpabilité le ronge depuis près d'un demi-siècle. Au nom de mon serment et de
ma fonction, je me suis trahie moi-même.
« Requiescat
in pace! » Je suis assez expérimenté dans la mécanique des âmes, pour
savoir que le Saint siège me l'a déjà accordé; Dieu non. La mort seule, me
délivrerait. Alors, pourquoi écrire ? Pour tenter de me convaincre encore que
ce que j'ai vu, ressentie, et entendue, était bien réel, et non une supercherie
de mon esprit. Je te laisse juger des faits et je tenterais de me rapprocher le
plus possible de la vérité.
Fraichement
nommé dans cette petite bourgade du sud-ouest, je me montrais un peu froid et
hautain, plus que je n'étais en réalité. Mais, doté d'une petite taille
et d'un visage poupin, je devais inventer des subterfuges pour que la
masse me prenne au sérieux. En arrivant, je récupérais les batailles de mon
collègue contre la sorcellerie et autres superstitions provinciales. Cartésien,
j'étais totalement convaincu de la nécessité de cette entreprise. Chaque
dimanche, je déclamais de vigoureux
sermons, exaltant notre mère l'Eglise la
très miséricordieuse, qui accueille en son sein les vils impénitents et les
hérétiques de tout bord.
Un incident
anodin m'a amené à rencontrer le principal protagoniste de cette affaire.
J'avais repris la bonne de mon prédécesseur, Jeanne, dont le dynamisme éclatait
le calme monotone de mon logement. Bavarde, elle pouvait converser durant des
heures sur son « bon à rien » de beau-frère, ou sur l’éternelle
mésentente entre la famille Augier et la famille Puy Bonnieux. Un matin de
carême, je trouvais la domestique silencieuse, face contre terre, le pot de
grain à ses pieds. Suivant les conseils avertis de la femme du médecin, j’embauchais
rapidement une jeune fille de paysan, honnête, discrète et croyante, Elise.
Après avoir
obtenu son certificat d’étude avec félicitation, elle ne put continuer ses
études. Malgré l’insistance du vieil instituteur, son père l’avait mis dehors
en vociférant qu’il était ici, chez lui ! Et que sa fille, c’était à lui
de décider ce qui était bon pour elle ! Elle m’avait dit que maintenant, elle
s’y était faite, elle s’était résignée. Je m’étais rendu compte qu’elle était
effectivement dotée d’une mémoire surprenante. J’avais décidé alors de mettre
ce talent au service de la communauté des chrétiens. A l’église, elle m’aidait
à préparer la messe. A la catéchèse,.
De ce fait,
nous étions devenus très proches, et lorsqu’elle œuvrait à sa besogne, il
m’arrivait souvent de la questionner sur le déroulement du prochain office.
Parfois, je poussais même le vice à l’interroger sur des thèmes récurrents de
la Bible : la culpabilité, le crime, la rédemption, la mort, la jalousie…
La jeune femme ne se démontait jamais, même indécise, elle était directe,
concise et juste. Elle me rappelait ta mère qui m’avait manqué horriblement
dans les silences arides du séminaire.
Cependant,
quelques fonds de mysticismes faisaient surfaces parfois. Une après-midi d’Avril,
nous discutions de la fuite de Joseph pour Bethléem, et elle me posa une question
saugrenue : « Est-ce que vous pensez que dieu nous parle vraiment en
rêve ? Je veux dire, est-ce que vous croyez qu’il nous prévient de ce qui
peut nous arriver ? Que les rêves
sont peut-être des messages cachés que l’au-delà nous envoie sur ce qu’on doit
faire ? » Je lui disais qu’effectivement Joseph avait reçu un message
divin, mais qu’elle devait se garder de toutes ses superstitions stupides, qui
croient que les rêves nous racontent l’avenir. Elle s’était tue et n’avait
jamais refait allusion à ceci.
Ce jeu était
devenu notre routine, elle fut brutalement bouleversée par les affaires
terrestres. Le dernier dimanche de Mai, après l’office, elle attendit que tous
les croyants soient sortis, pour me dire succinctement qu’elle allait se marier
après le jeudi de l’ascension. Désormais, elle n’aurait plus le temps de venir
travailler à la paroisse, ni à la catéchèse. Son regard si franc me fuyait, et
si ses yeux ne s’étaient pas voilés, on aurait pu y lire toute sa résignation. Sa
mère renchérit qu’elle devait épouser un paysan qui n’habitaient qu’à quelques
minutes d’ici, un gentil garçon, bien brave, (même si je ne le voyais pas
souvent à tous les offices). Ils allaient s’installer dans une petite
maisonnée, avec quelques bêtes. Je leur montrais alors un peu d’agacement, car
je n’avais pas été prévenu, assez tôt. Je devais maintenant m’atteler à trouver
une femme aussi sérieuse et dynamique que sa fille. La mère qui était une femme
prévenante, m’assura qu’une de ces nièces la remplacerait le lendemain même. Je
fis mine d’être soulagé, et leur souhaita les formalités d’usages.
Je ne dénie
pas à sa remplaçante des qualités certaines au travail domestique, elle
astiquait du matin au soir en chantant des ritournelles. Mais, elle était
totalement inapte à m’épauler à la catéchèse. Juste après l’ascension, je
mariais comme prévu, Elise et son époux, par une chaleur orageuse, qui me
faisait transpirer à grosse goutte sous ma soutane. Au début, elle essaya de
passer me voir tout en prétextant épauler sa cousine. Elle apparaissait
soudainement qu’il vente ou qu’il pleuve et nous discutions un peu pendant
qu’elle se réchauffait. Ses visites s’espacèrent, tant et si bien que je ne la
vis qu’à l’office, son ventre arrondie que ne dissimulait pas son chandail.
Pratiquement à chaque nouvel automne, je célébrais le baptême d’une ses filles.
Au quatrième, ma raison autant que mon sommeil ont commencé à se réduire,
chaque nuit le mal venait gratter à la porte de ma chambre malgré mes heures de
méditation.