A Arun Kolaktar pour ses merveilleux poèmes sur Bombay.
Il va faire nuit mais le soleil d’été écrase toujours la rue et ses passants. Imperturbable, un poète indien, posé en tailleur fait classe sur une petite place. Assis à même le sol, des enfants, les yeux avides écoutent son cours. Tous les regards des petits se concentrent sur le vieil excentrique au chapeau européen. Parfois, son visage impassible s’éclaire d’un sourire facétieux. Il aime égayer son discours d’anecdotes rigolotes. Les enfants alors rient à gorges déployées, de ce rire insouciant et beau que seul l’enfance peut produire.
La vieille Aya secoue la tête en vendant ses chappattis et
ses nans. Le vieux est fou ! Une grande partie des mendiants des rues de
Bombay ne peuvent rêver de mettre les pieds à l’école et lui, ce parvenu, se
permet de leur apprendre quelque chose d’aussi dérisoire que la poésie. Elle
maugrée en roulant sa pâte et en la faisant cuire sur une poêle usée, dans sa
petite boutique de fortune. Les mots ça nourrit pas son homme !
pensa-t-elle. Elle l’a surnommé le vieil anglais, mais dans sa tête, ça sonne
comme une injure. Cette homme représente ce qu’elle haie : le temps qui
file, les jeunes filles qui sorte tête nue ou qui montre leurs épaules, et ces
satanés intouchables qui parfois comme le vieux fou apprenne à lire. La vieille
Aya est née dans la caste des brahmanes mais pauvre, elle devait travailler
durement pour nourrir sa famille. Pas le temps de s’assoir et ânonner des
textes stupides pendant des heures. Au contraire, elle, elle s’active toute la
journée pour qu’un des besoins les plus nécessaires soit remplis, pour que des
ventres parmi les milliers de ventre affamés de Bombay certains soient plein.
Elle est la maitresse incontestée de ce fragile équilibre entre une mort lente,
douloureuse et la vie. En soit elle se considère comme une déesse des temps
anciens projetées au cœur d’un monde dont elle n’a pas les clés pour le
comprendre.
Elle, elle n’a jamais eu le temps pour ces facéties avec les
tâches domestiques, l’eau du puits, le ménage, la cuisine, ses petits frères.
Non, elle n’a pas eu le droit de toucher ces signes mystérieux qu’on inscrit
joyeusement quand on les connait.
« _ C’est vraiment pas possible que ce vieux fou puisse
faire ça en plein jour ! s’adresse-t-elle au vendeur de cigarette accoudé
au mur qui mastique tranquillement un vieux bâton de réglisse.
_ Qu’est ce qu’il y a ? Il fait de mal à personne,
répond-il en s’épongeant son front humide de sueur.
_ Pour qui il se prend à débiter son savoir comme ça ce
prétentieux ! Il farcie la tête de nos jeunes avec des idées folles, des
mots dangereux ! enrage-t-elle »
Elle est rouge de colère la vieille Aya. C’est une colère
ancienne, rentrée, enfouie que beaucoup de femmes partagent et taisent :
celle des petites humiliations et des grandes injustices. Cette colère reflue
en elle, elle provient de ce jour où on l’avait toléré à entrer dans ce monde,
où on lui avait tout juste permis de vivre. Ce jour marqué du sceau de
l’infamie et de cette dette qu’elle devrait s’acquitter jusqu’à son dernier
souffle. Elle reprend.
« _ C’est pas
normal qu’il sache lire. Il est impur. Il peut pas toucher un texte. Tout ça
c’est la faute à cette époque de fou. On respecte plus rien, les castes,
rien ! Je te le dis. Un intouchable qui enseigne de la poésie c’est pas
normal ! »
Elle s’est levée brusquement en prononçant ces mots,
oubliant la pudeur, oubliant son sari mal attachée. Elle hurle presque,
tellement que le poète se tait. Les élèves observent la scène avec curiosité et
calme, ne comprenant pas grand-chose.
Soudain, mue d’un grand devoir de rétablissement, elle
s’avance, échevelée, devant l’homme au chapeau melon.
« _ Tu racontes n’importe quoi ! Ta place n’est
pas ici ! Va t’en ! La poésie ça sert à rien t’entends !
_ Je ne peux que t’écouter, tu me hurles dessus répond-il
d’un ton flegmatique
Mais pourrais-tu faire vite, j’ai une leçon à terminer.
_ Une leçon ! Une leçon ! Tu te prends pour un
grand professeur avec ton chapeau de colon. Tu crois quoi que tes bambins là,
ils vont devenir écrivain. Tu leur mets des rêves inaccessibles dans la tête.
C’est plus terrible que l’absence d’horizon. Tes filles au mieux elles
trouveront un bon mari et tes garçons iront voler ou trier les ordures. C’est
poétique tout ça ?
La vieille Aya s’agite dans tous sens. Elle rapproche son
visage menaçant de celui du poète. Son scandale vient d’attirer quelques
badauds rieurs et la présence de ce public improvisé renforce sa détermination.
Parmi la foule, deux policiers dont l’un est en train d’acheter des cigarettes
de contrebande au vendeur à la sauvette se rapprochent de la scène.
«_ Regardez ! Regardez ! L’intouchable qui apprend
des choses folles à nos fils ! les interpelle-t-elle »
Dans un mouvement de dédain, elle fait tomber tout à coup le
couvre-chef qui roule sur le côté. Le poète adepte d’une forme rare
d’impassibilité nourrie à la méditation et au texte philosophique, toise la
vendeuse. L’un des deux policiers légèrement bedonnant se fraie un chemin
jusqu’à Aya. La vieille vendeuse de pain exulte. Les représentants de l’ordre
viennent certainement la soutenir dans ce combat difficile.
« _ Qu’est-ce que tu leur apprends ? »
Le vieux fit signe à la plus jeune de ces novices. L’enfant
d’une voix clair et forte récita un poème ancien, très difficile à comprendre
et retenir pour son âge. Le policier a un petit mouvement de surprise puis avec
un sourire, il ramasse le chapeau melon, l’époussète et le rend à son
propriétaire.
« _ Les mots sont la seule arme qu’ils nous restent
quand tout a disparu. Continue vieil homme et si elle t’importune encore,
appelle-moi. »
La foule amassée sur la place, éclate d’un gros rire qui se
répercute sous les étoiles timides dans le ciel du soir. Aya repars bredouille
sous les regards et quolibets. Elle s’en moque un peu car les gens
rassemblés-là ont faim. Faut bien nourrir cette bande d’ingrats pensa-t-elle.
Et elle mélange la farine et l’eau, et elle pétrie, et elle cuit les petits
pains plats qui disparaissent dans la nuit chaude.
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