"La poésie est une religion sans espoir" Cocteau
Akhil, son
chapeau melon, et sa petite troupe d’apprentis poètes se tenaient chaque
vendredi soir sur la place King George The first. Akhil (« roi » en
indien) était le nom donné à sa naissance car son père pressentait qu’il aurait
une grande destinée. Le père d’Akhil était un rêveur qui exaspérait sa femme à
force de lancer le peu d’économie qu’il avait dans des projets étranges. Akhil,
un intouchable parmi les milliers qui survivaient dans Mumbai voyait dans ce
nom avec recul la marque ironique des dieux. Encore aujourd’hui le vieux poète ne
pouvait offrir les crayons et le papier nécessaire à l’étude de sa chère
poésie. Ainsi, il faisait répéter sans cesse des vers aux enfants de sa classe
improvisée pour les obliger à muscler leur mémoire. Durant son cours, quand les
petites mains frottaient un peu leurs yeux et une épidémie de bâillements
survenaient, il faisait signe à ses jeunes disciples et tous se levaient comme
une nuée de moineaux. Le poète leur permettait pendant quelques heures de ne
plus être esclaves des adultes. C’était peu et c’était tout. Mais Akhil ne
croyait pas que la poésie puisse changer la vision de gens, mais embellir un
tant soit peu leur existence, ça, il y croyait plus fort que dans les dieux. Les
yeux avides de savoir de ses élèves ça lui rappelait pas mal d’années en
arrière lorsque lui aussi enfant cherchait à grappiller un peu de connaissances
par ci par là.
Cette époque dur et solaire où Akhil le roi,
avait pour trône les marches du temple de Krishna. Parfois, il lui semblait que
la pierre avait pris par endroit la forme de son postérieur, tant il passait
d’heure à attendre les nombreux touristes en quête d’exotisme. Il leur vendait
à grand renfort de cris ou de regard larmoyant des bracelets porte-bonheur. Ce
commerce à la sauvette le protégeait du tri des ordures. Il devait s’y
tenir. Pourtant Akhil bien jeune avait déjà d’autres projets pour
lui-même. Le soir, il allait observer les sœurs de la charité donner des cours
à des enfants ou des ados. Il n’osait jamais passer le seuil. Il restait à un endroit
stratégique, peu confortable, se tenant sur la pointe des pieds pour apercevoir
le cours à travers une fenêtre. Et il n’en perdait pas une miette malgré la
fatigue qui l’envahissait. Un jour, concentré à épier Sœur Marie donnant un
cours sur les proportions, il poussa un cri d’animal blessé. Quelqu’un venait
de lui asséner un violent coup sur la nuque. Son agresseur le tenait fermement
par une oreille pendant que l’enfant se tordait dans tous les sens, essayant de
se dégager par tous les moyens. Soudain, pris d’une impulsion, il planta ses
crocs dans la cuisse tiède de l’homme. Surpris, l’homme hurla de douleur et
rejeta violemment la tête de l’enfant qui heurta le mur de l’école. Après c’était
flou, il se souvient des cris de femmes, qu’on le dépose sur le sol
certainement à l’intérieur de la classe. La seule chose qu’il se souvient c’est
le visage de Sœur Marie, un visage d’ange au milieu de tous les visages d’enfants
penchaient sur lui. Il avait enfin mis un pied dans la forteresse savoir, il ne
la quitterait plus.
Akhil s’ébroua
un peu comme au sortir d’un rêve étrange. Les souvenirs sont un monde à part
entière dont on ne ressort pas indemne. Akhil sentie l’odeur délicieuse des
pains préparés par la vieille Aya qui s’activait comme toujours. Il se remémora
la scène de la semaine dernière. Le vieux poète était assez intelligent et
observateur pour comprendre que la vieille vendeuse de chappattis ne lui en
voulait pas vraiment à lui en particulier. Mais elle représentait cette
catégorie de personne rongée par un poison qui à force d’être ingurgitée fini
par rendre fou. De plus, Akhil avait un grand respect pour ceux qui cuisinent,
tranchent, touillent, battent, versent et utilisent les lois subtiles de la
chimie pour que nos papilles chantent. La séance tirait sur sa fin, le vieil
hindou avait écouté consciencieusement un enfant réciter un quatrain de son
cru. Il fit un signe de tête et les petits se dispersèrent. Tranquillement, le
policier au ventre de bouddha, celui de la séance dernière s’avança en
souriant.
« _ Bonsoir !
Bonsoir ! Tu te souviens de moi ? je suis venu t’aider la semaine
dernière.
_ je n’avais
pas besoin d’aide.
Le policier
toussota.
« _
Oui ! Oui peut être ! En tout cas je venais parce que moi aussi
j’écris un peu. Ça fait quelques années maintenant. J’ai la fibre artistique
comme qui dirait. Quand j’étais plus jeune je voulais devenir acteur mais avec
ma famille tout ça je n’ai pas pu. Alors j’ai fini dans le plus triste théâtre
que la vie peut connaitre celui du crime et de la justi…
_ Qu’est-ce
que tu veux ?
_ Hum !
J’aimerais savoir si tu étais d’accord pour m’enseigner aussi l’art de la poésie.
_Je
n’enseigne pas aux adultes.
_ Pourquoi
pas ?
_ Les adultes
n’écoutent rien, c’est trop tard pour les redresser.
_ On pourrait
dire que ce serait comme une collaboration d’écrivain à écrivain ? Tu
pourrais venir chez moi et …
_ Non !
_ Quoi ?
Non ?
_ Non je
n’irais pas chez toi.
_ J’ai de
l’argent
_ La poésie
ça ne s’achète pas comme des sandales.
_ Écoute ! je suis vraiment motivé. Je pense que tu es un grand poète,
peut-être le plus grand poète de l’inde…
_Pas de
flatterie !
_Je voudrais
simplement que tu m’initie un peu. Je sais que je ne pourrais jamais écrire ne
serait-ce qu’un peu comme toi. Mais ce serais un immense honneur que tu me
laisses venir assister à ton cours. »
Le vieux
poète réfléchi doctement à la question. Quand il réfléchissait, il levait un
doigt devant lui comme s’il cherchait un point dans l’horizon.
« _ Je
vais voir. Viens la semaine prochaine à l’heure du cours des enfants. »
Un sourire
radieux illumina le visage rond du policier.
« _
Merci ! Merci ! J’y serais »
La semaine
suivante, à 17h tapante, heure ou des moineaux avaient décidé de prendre comme
perchoir le bras de King George, la petite troupe d’enfant et son chef
s’installa en gazouillant malgré la chaleur lourde. Au milieu du groupe avec sa
carrure de boxer sur la fin, se tenait assis comme il le pouvait le policier
devenu apprenti-poète. Certains marchands qui attendaient les clients sur le
palier de leur échoppe, ils se faisaient des signes et sourires en coin,
contemplant la scène avec amusement.
« _Le
policier ! Viens là ! ordonna sur un ton péremptoire Akhil. »
Il désignait
de sa main la place sur sa gauche. Le policier un moment étonné se leva en
évitant d’assommer quelques élèves. Arrivé à la hauteur du vieil homme, ce
dernier tendit au policier dégoulinant de sueur, un large éventail de fortune.
« Prends
ça, j’ai chaud ! »
N’osant dire
un mot, le policier obtempéra, pour lui le poète était un peu fou et
autoritaire mais tout artiste n’était-il pas un peu en décalage avec la
réalité ? Et puis sa soif d’apprentissage était tellement puissante,
qu’elle valait bien quelques humiliations. Les gens pressés qui passaient en
sortant du travail, observaient avec étonnement, ce grand policier en uniforme
suant à grosses gouttes qui agitait un éventail sous le cou d’un vieil homme
muni d’un chapeau melon. Akhil, à défaut d’être de sang noble, avait désormais
un domestique, coiffé de sa couronne de feutre, il régnait sur son petit
royaume de vers et de rimes.
A partir de
ce moment-là, débuta pour le policier une suite ininterrompue de corvées et
d’humiliations. Chaque vendredi apportait son lot de servitudes. Une fois,
Akhil lui demanda d’apporter une bouteille d’eau provenant d’un magasin précis,
bien éloigné de la place. Ensuite, ce fut un beignet de lentille qu’il fallait
ramener bien chaud. Le policier du refaire le trajet car le vieil homme le
trouvait tiède. Le policier acceptait sans broncher les nouvelles facéties du
professeur. Mais un vendredi de trop, en début de séance…
« _ Ta chemise ?
_Quoi ?
_ Donne-moi ta chemise !
_Pourquoi en as-tu besoin ?
Il ne fait pas froid.
_ J’ai oublié mon tapis, répondit
le vieil homme l’air revêche. »
Le policier
prit une profonde inspiration. Intérieurement, un conflit très violent
s’engagea entre sa croyance dans l’utilité de ce cours et une envie soudaine de
lâcher prise. Son visage devint rouge quand il commença à vouloir enlever le
premier bouton. L’agent de l’ordre savait qu’il se retrouverait torse nu devant
tout le monde. Pour lui, c’était être aussi vulnérable qu’un nouveau-né. Et
cette idée lui était insupportable. Il s’énervait sur le bouton du col. Quand
il sortit dans un murmure.
« _ Non. Je ne
veux pas !
_Quoi ?
J’entends pas !
_ Je ne te
donnerais pas ma chemise, je refuse cette humiliation. Depuis que je suis ici,
je n’ai rien appris. Tu es juste un tyran en chapeau. La poésie c’est un
prétexte. Je rentre chez moi dit-il avec force en se dirigeant vers l’autre
bout de la place. »
Un sourire de
victoire illumina le visage du vieil homme. Il courut très leste rattraper le
policier.
« Hé !
Arrêtes ! C’est pas trop tôt ! C’est ça que j’attendais de ta part que
tu te révoltes ! »
Le policier se
retourna, scrutant Akhil avec méfiance.
« Aucun
poète ne peut vivre esclave. La poésie est un chant de révolte. Si tu ne
l’expérimentes pas, tu écriras comme tout le monde ! Va ! Observes
les gens, le monde ! Écris chaque jour et reviens me voir la semaine
prochaine en fin de cours. Là on pourra commencer à travailler. Ceci est ta
première leçon. »
Ainsi, avait
parlé Akhil.
La semaine
suivante le policier fébrile ramena un carnet de notes . Ce fut le premier
disciple adulte d’Akhil. Par la suite, les gens de Mumbay virent un policier
les observaient puis noter ce qu’il apercevait sur un petit carnet rouge.
Certain disaient que c’était une nouvelle méthode de surveillance mais
d’autres, plus rêveur disait qu’il rédigeait un chant, long et âpre, coloré et
fort, un chant sur les gens de Mumbay.
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